Les animaux du roi : le bestiaire versaillais de la ménagerie royale

François Desportes, Hallali de daim, vers 1700. Huile sur toile, 80 x 110 cm. Paris, Assemblée nationale. © Assemblée nationale, 2021
Chiens, chats, singes et oiseaux, boucs, spatules, hérons et casoars, autruches, bécasses, brebis et dromadaires… Cet improbable bestiaire investit les cimaises du château de Versailles le temps d’une exposition mettant en lumière la faune foisonnante qui sous l’Ancien Régime peuplait le domaine et suscita l’avènement d’un nouveau rapport au monde animal. La scénographie mettra en lumière la ménagerie royale, voulue par le Roi-Soleil pour sublimer son domaine. Elle sera concurrencée quelques années plus tard par celle que s’offrit le prince de Condé à Chantilly, dont le souvenir est actuellement convoqué dans la bibliothèque du duc d’Aumale.
La ménagerie de Versailles était l’un des lieux les plus enchanteurs du domaine royal. C’est là que Louis XIV fit faire les premiers travaux importants d’architecture, dès 1663, après avoir racheté et détruit une ferme appelée La Boissière, l’année précédente. Celle-ci se situait sur la route de Versailles à Saint-Cyr. L’architecte Louis Le Vau édifia à la place un bâtiment octogonal ouvrant sur sept cours rayonnantes où les animaux seraient logés. Elles étaient séparées par des murs et fermées par des grilles. Gazonnées ou sablonnées, elles étaient également pourvues de pièces d’eau ombragées afin que leurs pensionnaires y soient à leur aise, premier souci attesté du bien-être des animaux. L’édifice octogonal était lui-même complété par une galerie, un escalier monumental et deux pavillons au nord et au sud, abritant respectivement un appartement d’été et un appartement d’hiver. La pièce principale de la ménagerie était le grand salon, situé au premier étage du bâtiment octogonal. Il était majestueux, couvert d’un dôme et surmonté d’une lanterne, et comprenait un balcon de ferronnerie qui en faisait le tour, fournissant ainsi une vue panoramique afin de pouvoir observer au mieux les animaux.
Chef-d’œuvre de Nicasius Bernaerts (1620-1678)
Le décor du grand salon fut confié à un artiste originaire des Flandres, Nicasius Bernaerts. Né à Anvers en 1620, Bernaerts s’était formé dans l’atelier du grand peintre animalier Frans Snyders, collaborateur occasionnel de Rubens. Il a probablement voyagé en Italie avant de s’installer en France vers le milieu des années 1650. En 1657-1658, il collabora avec Charles Le Brun pour les cartons de tapisseries de la tenture de l’Histoire de Méléagre, qui sont aujourd’hui conservés au musée du Louvre. S’étant ainsi fait connaître par son talent, et protégé de Le Brun, il fut reçu, dès 1660, à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Colbert l’employa ensuite aux principaux chantiers monarchiques : d’une part les tapisseries tissées à la manufacture royale des Gobelins, notamment la tenture des Éléments ; d’autre part au décor du grand salon du pavillon octogone de la ménagerie, qui demeure son chef-d’œuvre. Bernaerts y a peint 51 tableaux sur toile représentant les animaux abrités dans les différentes cours de la ménagerie, auxquels il faut ajouter 11 toiles exécutées pour la galerie attenante, soit 62 tableaux au total.
Nicasius Bernaerts, Autruche, vers 1664-1668. Huile sur toile, 91 x 74 cm. Montbéliard, musées de la ville. Photo service de presse. © C.-H. Bernardot
Royal bestiaire
Les animaux commencèrent à être installés à la ménagerie dès 1664. Louis XIV en montra un certain nombre aux courtisans le 11 mai, lors de la fête des Plaisirs de l’île enchantée. Bernaerts disposa cependant d’environ quatre années, entre 1664 et 1668, pour peindre les 51 compositions du salon octogone. Les sept frises étaient placées au-dessus des sept portes donnant sur les sept cours rayonnantes. Elles montraient les animaux abrités dans chacune de ces cours, permettant ainsi au visiteur de les découvrir en peinture avant de les voir en vrai. Mademoiselle de Scudéry précise que les peintures de Bernaerts sont « comme pour préparer à ce qu’on va voir, ou pour en faire souvenir après l’avoir vu ». Ainsi la cour de la Volière comprenait notamment des pigeons et des poules décoratives ; la cour du Rondeau, des canards, des spatules et des hérons ; la cour des Autruches accueillait, outre celles-ci, des goélands, des bécasses et même un cerf et une biche ; la cour des Oiseaux, des faisans, des perdrix et des merles ; la basse-cour, des chèvres, des boucs, des moutons et des brebis, mais aussi un dromadaire. Quant aux tableaux ovales et rectangulaires, de plus petits formats, ils étaient présentés dans des cadres accrochés aux murs blanchis du salon, un tableau ovale entre deux tableaux rectangulaires (à moins que les tableaux ovales n’aient été surmontés de deux tableaux rectangulaires). Ils mettent en scène des espèces indigènes ou exotiques : citons notamment la magnifique Autruche conservée au musée de Montbéliard, qui rivalise avec celles de Pieter Boel au Louvre.
« Peter Sahlins, un historien américain, a même récemment rapproché le caractère pacifié de la ménagerie de Versailles et le processus de civilisation à l’œuvre à la cour du Roi-Soleil, d’après les écrits de Norbert Elias. »
Autre chef-d’œuvre de Bernaerts, le Porc-épic du musée de Bordeaux peut lui aussi être comparé avec le même animal peint par Boel et conservé au musée des Beaux-Arts de Rennes. Citons également le tableau présenté aujourd’hui au musée de la Vénerie à Senlis qui représente un Cerf du Gange, animal appelé également axis, originaire des Indes, qui réunit certains caractères du cerf et du daim. Cette œuvre de Bernaerts a inspiré un tableau de Jean-Baptiste Oudry qui est conservé au Muséum national d’histoire naturelle. On retiendra enfin la superbe Tortue de mer et le non moins impressionnant Castor, deux tableaux conservés au musée du Louvre qui ont été récemment restaurés. Le dernier pan du salon octogone avait un décor singulier : il ouvrait sur la galerie pour laquelle Bernaerts avait également peint des tableaux animaliers qui ne sont plus aujourd’hui localisés. La porte était flanquée de deux autres donnant sur deux petits espaces de service. Le seul décor était un tableau placé au-dessus de la porte principale ayant pour sujet Orphée au milieu de toutes sortes d’animaux célestes et terrestres, une évocation du charme exercé par l’art et la beauté aussi bien sur les hommes que sur les animaux, un sujet bien dans l’esprit de la ménagerie de Versailles. Cette œuvre est hélas aujourd’hui perdue.
Précurseurs de la peinture animalière du siècle des Lumières
On voit que les espèces peintes par Bernaerts étaient dans leur grande majorité pacifiques, réjouissant l’œil par la variété de leurs formes, de leurs textures et de leurs couleurs. Peter Sahlins, un historien américain, a même récemment rapproché le caractère pacifié de la ménagerie de Versailles et le processus de civilisation à l’œuvre à la cour du Roi-Soleil, d’après les écrits de Norbert Elias. Certains animaux n’ont pas été représentés par Bernaerts, n’étant pas encore arrivés à la ménagerie à la fin du chantier du salon octogone, comme par exemple l’éléphant du Congo, offert à Louis XIV par le futur Pierre II du Portugal, qui ne gagna Versailles qu’en 1669 (cet animal a été l’objet de superbes feuilles dessinées par Boel). Dans ses compositions, Nicasius Bernaerts a privilégié une manière frontale, claire et quasi-scientifique, qui s’apparente aux dessins d’histoire naturelle, comme les vélins du Muséum. Au contraire, Pieter Boel, l’autre grand peintre animalier de Louis XIV, également né à Anvers, préférait des attitudes plus fugaces, qui paraissent saisies sur le vif. Boel et Bernaerts ont eu une immense postérité aux XVIIe et XVIIIe siècles. Leurs tableaux ont été transposés en gravure, en tapisserie et même en marqueterie de pierres dures. Elles ont eu une influence à long terme, demeurant accessibles dans le décor du salon ovale de la ménagerie, pour Bernaerts, à la manufacture des Gobelins pour Boel. Citons par exemple la tenture des oiseaux de la ménagerie tissée à la manufacture de Beauvais à partir des années 1680, aussi bien d’après les animaux de Bernaerts que ceux de Boel. Deux pièces de cette tenture sont présentées pour la première fois à Versailles à l’occasion de l’exposition « Les animaux du Roi ». Ainsi, les deux artistes eurent un rôle déterminant dans l’épanouissement de l’école française de peinture animalière au XVIIIe siècle, illustrée par de très grands noms comme François Desportes, Jean-Baptiste Oudry, Christophe et Jean-Baptiste Huet, et Jean-Jacques Bachelier.

Manufacture royale de Beauvais, tenture des oiseaux de la ménagerie de Versailles, Verdure au vautour et au flamant rose, vers 1684-1711. Tapisserie en laine et soie, 315 x 465 cm. Ville de Lausanne, collection Benoist. Photo service de presse. © Musée Historique Lausanne
Un artiste tombé dans l’oubli
Toutes les toiles de Bernaerts ont été retirées du décor du salon octogone et de la galerie lors de la Révolution, en 1794, avant que la ménagerie ne soit aliénée, en 1801, puis progressivement détruite. Les tableaux ont d’abord été entreposés à la surintendance des Bâtiments à Versailles, puis dans d’autres lieux, avant de rejoindre le Louvre en 1823. Des 51 tableaux peints par Bernaerts pour le salon octogone, seuls 22 sont aujourd’hui conservés, soit au Louvre soit dans des musées où ils ont été déposés, notamment ceux d’Alençon, de Bordeaux, de Senlis, de Montbéliard, le château de Fontainebleau et le musée international de la Chasse à Gien. Plusieurs œuvres sont en mauvais état et attendent des restaurations. L’exposition versaillaise permet de réunir pour la première fois une part importante des tableaux du grand salon de la ménagerie en les disposant dans un octogone pour évoquer au mieux le décor d’origine. En outre, certaines œuvres sont montrées pour la première fois au public, comme le Pélican, le Castor et le Lion de mer, qui sont conservées au musée national de la manufacture de Sèvres. Leur réunion, ainsi que l’étude générale et les notices rédigées dans le catalogue par Vincent Delieuvin, le spécialiste de Bernaerts, permettent de rendre justice à un artiste qui a longtemps été injustement négligé. Il a souffert d’une critique acerbe de la part du fils de François Desportes, le grand peintre animalier qui s’est formé auprès de Bernaerts au cours des années 1670. En effet, Claude-François, le fils et biographe de Desportes, afin d’exalter la gloire de son père, crut bon de rabaisser celle de Bernaerts, écrivant que celui-ci « avait presque oublié totalement l’art de peindre, et n’avait conservé que la science de boire ». Pourtant, François Desportes avait gardé certaines compositions de Bernaerts et en avait copié d’autres, prenant soin de conserver ces peintures toute sa vie, s’en servant occasionnellement pour ses propres compositions, bel hommage au talent de son ancien maître.
Nicasius Bernaerts, Poules et coqs de diverses espèces dans la cour des Belles poules (détail), vers 1664-1668. Huile sur toile, 47 x 147 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle
Reliques de la ménagerie
Entre 1698 et 1700, le décor de la ménagerie fut remis au goût du jour pour la duchesse de Bourgogne à qui Louis XIV avait fait don du lieu pour le plus grand plaisir de la toute jeune princesse. Le projet présenté par Jules Hardouin-Mansart fut jugé trop sérieux par le souverain, qui l’annota dans la marge en indiquant : « il faut de l’enfance répandue partout ». Ce sont donc des jeux d’enfants et des sujets de mythologie galante qui furent alors peints pour décorer les deux appartements d’été et d’hiver (tableaux aujourd’hui dispersés entre le Louvre et plusieurs autres musées de France). On commanda également à François Desportes quelques sujets cynégétiques pour les appartements et la galerie, ainsi l’Hallali de daim et le Chevreuil gardé par cinq chiens qui sont aujourd’hui conservés à l’Assemblée nationale, et qui sont présentés dans l’exposition.
« Le pavillon octogonal et presque tous les autres bâtiments de la ménagerie ont été peu à peu détruits au cours du XIXe siècle, et encore au début du XXe siècle. »
Tous ces tableaux furent détachés du décor à la Révolution, comme ceux de Bernaerts, avant que la ménagerie ne soit détruite. Il ne reste plus rien non plus du décor de la grotte, qui était située sous le salon octogone. Elle comprenait une vasque en son centre et des décors de coquillages et de rocailles, avec des jets d’eau dissimulés dans les parois et même dans le sol, jaillissant de petits tuyaux de cuivre disposés entre les pavés. Le pavillon octogonal et presque tous les autres bâtiments de la ménagerie ont été peu à peu détruits au cours du XIXe siècle, et encore au début du XXe siècle. De sorte qu’il ne subsiste plus aujourd’hui que quelques vestiges dispersés : les auges des animaux, retrouvées par Pierre Pénicaud au Muséum national d’histoire naturelle à Paris ; deux termes surmontés de têtes de cerfs, qui jalonnaient les grilles de la ménagerie, ornent désormais l’entrée du pavillon de la Lanterne dans le parc de Versailles, ancien pavillon de chasse édifié en 1787 pour le prince de Poix, gouverneur du domaine royal, utilisé aujourd’hui comme résidence d’État de la République française. Enfin, subsistent in situ des portions de murs et les deux pavillons d’angle du nouveau jardin aménagé pour la duchesse de Bourgogne en 1698-1699. Mais le principal vestige de la ménagerie de Versailles, ce sont bien les 22 tableaux de Nicasius Bernaerts peints pour le salon octogonal qui ont trouvé refuge au Louvre et dans d’autres musées français, témoignant de la splendeur passée du lieu et aussi du talent d’un artiste hélas aujourd’hui un peu oublié, mais que l’exposition permettra de redécouvrir.

Pierre Aveline, Vue et perspective du salon de la ménagerie, XVIIᵉ siècle. Estampe mise en couleurs. Paris, Bibliothèque nationale de France. © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / image château de Versailles







