Eugène Boudin, précurseur de l’impressionnisme (11/12). Le « père » de l’impressionnisme ?

Eugène Boudin, La Plage de Trouville, 1864. Huile sur bois, 27 x 49,1 cm. Washington, National Gallery of Art. Photo courtesy National Gallery of Art, Washington
S’il est passé à la postérité comme le maître du jeune Monet, reconnu comme tel par l’intéressé, la paternité d’Eugène Boudin dans la naissance du mouvement impressionniste n’en va pas de soi pour autant. Précurseur dans l’apparition de scènes de plage modernes, il demeure pourtant, dans sa quête inlassable du ciel changeant des bords de mer, une figure libre du renouveau du paysage peint en ce « second » XIXe siècle.
Si Eugène Boudin participa en 1874, chez Nadar, boulevard des Capucines, à la première et mémorable exposition de ce qui allait devenir le groupe des impressionnistes, il n’envoya aucun tableau (ou on ne lui demanda d’exposer) à aucune des sept expositions suivantes. Et si l’on cherchait parmi les artistes de ce qu’on pourrait appeler le « deuxième cercle » ayant exposé ou travaillé avec eux, sans en être pour autant considéré comme des membres, des peintres comme Guillaumin, Daubigny ou Jongkind pourraient, à bon droit, être jugés plus proches que Boudin du Monet d’Impression. Soleil levant. C’est dire la complexité, à tout le moins l’ambiguïté, de la relation de Boudin à « la nouvelle peinture ». Il a d’ailleurs fallu de longues années, voire des décennies, après sa disparition pour qu’il soit d’abord considéré, non seulement comme un artiste de premier plan, mais également comme intégré à l’historiographie du mouvement impressionniste, fût-ce dans un rôle relativement secondaire, à titre de simple précurseur. Qu’en est-il plus précisément ?
Le renouveau du paysage dans les années 1860
Historiquement, et en dehors du moment précis de 1874, c’est surtout durant la décennie précédente, au moment où peu à peu se met en place le futur groupe impressionniste, que Boudin en apparaît le plus proche. Une place particulière doit ici être faite à ses relations avec Monet (voir « Dialogue avec Monet »). Les deux artistes ont travaillé ensemble en Normandie, autour du Havre, en 1858-1859, et Boudin a de toute évidence joué un rôle capital dans les débuts de son jeune cadet : Monet, plus tard, s’en est souvenu et l’a particulièrement souligné lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet, même s’il a pu varier sur les circonstances exactes de ce compagnonnage. Les contacts entre les deux artistes ne paraissent pas avoir été aussi étroits au fil des ans, alors que la carrière de Monet se développait, et notamment après la guerre franco-prussienne de 1870-1871, mais ils semblent être restés cordiaux sinon chaleureux.
Plus généralement, c’est l’ancrage en Normandie tout au long des années 1860 qui rapproche Boudin de la « nouvelle peinture ». On sait comment il travaillait, accumulant études peintes ou dessinées en plein air, sur le motif, pendant le printemps et l’été, avant de reprendre sur toile ces mêmes motifs dans des tableaux réalisés en automne et en hiver en atelier, destinés à l’exposition et à la vente. Cette pratique est très majoritairement celle des futurs impressionnistes pratiquant le paysage jusqu’à la fin du Second Empire. Ce n’est que plus tard et notamment avec Monet (mais aussi bien entendu Renoir, et surtout Pissarro, Cezanne, Sisley) que le travail en plein air sur la toile « définitive », fût-elle ensuite reprise en atelier, va se systématiser et devenir l’une des principales caractéristiques des impressionnistes, au-delà de la diversité de leurs styles et de leurs motifs respectifs. Si l’on peut ainsi assez facilement intégrer Boudin à cette jeune génération de peintres autour de 1860-1870 (ou plus exactement rapprocher ces derniers de Boudin, qui pourrait être considéré comme un de leurs modèles, consciemment reconnu ou non par eux), il n’en va pas de même plus tard, ou du moins pas autant.
Saisir l’air du temps
Mais cet ancrage normand ne doit pas seulement s’analyser de ce point de vue. C’est bien pour ces longs séjours en Normandie que Boudin se montre précurseur de Monet et ses amis, et surtout de leurs aînés qui sont aussi pour eux des modèles, Courbet et Manet. Comme l’écrivit le critique Ernest Chesneau dans son compte rendu de l’Exposition universelle de 1867, « M. Boudin s’est fait le très spirituel chroniqueur des toilettes féminines aux bains de mer. Il a, le premier, compris tout ce qu’il y avait de grâce pittoresque dans ces caprices de la mode qui font gémir les moralistes austères, mais qui réjouissent le peintre et sont une bonne fortune pour son habile pinceau. Personne n’a vu ni rendu, comme M. Boudin, le joyeux fourmillement de couleurs de ces toilettes élégantes, le froissement des étoffes au souffle de la mer, le contraste si particulier à notre temps de ce qu’il y a de plus mobile, de plus inconsistant avec le spectacle éternellement grandiose de l’immense océan […]. Les tableaux de M. Boudin contiennent une indication sur nos mœurs précieuses à conserver. On n’a jamais, en vérité, fait plus follement parade de l’amour de la nature. C’est une manie toute récente de passer la saison d’été à la mer […]. M. Boudin, le premier, a surpris et nous a conservé ce côté piquant de la vie moderne, et il l’a fait en artiste sans s’arrêter au petit détail, à l’apparence étroite et mesquine des choses, en les voyant au contraire par leurs aspects vivants et remuants ». Citons encore Castagnary, qui fut lui aussi un proche de la « nouvelle peinture » : « M. Boudin s’est fait une spécialité des côtes normandes. Il a même inventé un genre de marines qui lui appartient en propre, et qui consiste à peindre avec la plage tout ce beau monde exotique que la haute vie rassemble l’été dans nos villes d’eaux. C’est vu de loin, mais que de finesse et de vivacité dans ces figurines qui, debout ou assises, s’agitent sur le sable ! Comme elles sont bien dans leur milieu pittoresque et comme l’ensemble fait tableau ! Le ciel roule ses nuages, le flot monte en grondant, la brise qui souffle taquine les volants et les jupes. C’est l’océan et on en respire presque le parfum salé. » En se focalisant sur cet aspect très neuf de la « vie moderne » que sont les villégiatures aristocratiques ou bourgeoises en bord de mer dans des « stations » qui sont alors en plein développement – ou tout juste créées, comme Deauville –, Boudin choisit une thématique caractéristique des tendances du groupe impressionniste, même si cet aspect n’est en fait traité, alors, que par Monet et surtout Manet (et ce dernier dans des lieux différents de ceux que fréquente Boudin, puisqu’il n’a jamais peint à Deauville ni à Trouville). Il faudra attendre la fin des années 1880 et le début des années 1890 pour que Monet retrouve les côtes normandes, mais plus au nord, et dans un esprit tout à fait différent de celui des années 1860.

Eugène Boudin, Le Rivage de Deauville, 1896. Huile sur toile, 55,5 x 90 cm. Lille, palais des Beaux-Arts. © RMN (PBA, Lille) – J. Quecq d’Henripret
La mer et le ciel
Cette évolution avait d’ailleurs été celle de Boudin lui-même à la fin de ces mêmes années. Après un séjour en Bretagne, il écrivait ainsi, en 1867 : « Faut-il le confesser : cette plage de Trouville, qui naguère faisait mes délices n’a plus l’air à mon retour que d’une affreuse mascarade. Il faut presque du génie pour tirer parti de cette bande de fainéants poseurs. Quand on vient de passer un mois au milieu de ces races vouées aux rudes labeurs des champs, au pain noir et à l’eau et qu’on retrouve cette bande de parasites dorés qui ont l’air si triomphants, ça vous fait un peu pitié et l’on éprouve une certaine honte à peindre la paresse désœuvrée. Heureusement, cher ami, que le créateur a répandu un peu partout sa splendide et réchauffante lumière et que c’est moins ce monde que l’élément qui l’enveloppe que nous voulons représenter. » Plutôt que le peintre des élégances, Boudin redevient alors paysagiste au sens strict du terme, s’attachant davantage au rendu de l’atmosphère normande et de ses ciels changeants. Ce sont la mer et le ciel qui retiennent désormais toute son attention.

Eugène Boudin, La Plage à Trouville, 1863. Huile sur panneau, 34,8 x 58 cm. Collection de M. Yann Guyonvarc’h. © Studio Christian Baraja SLB
Des plages aux marines : Boudin et Courbet
Un autre peintre proche des futurs impressionnistes, Gustave Courbet, est alors un de ses compagnons de travail en Normandie, et permet de préciser encore mieux la position de Boudin. Courbet a d’abord fréquenté la côte normande pour son aspect mondain, lui permettant de développer, en particulier, une lucrative activité de portraitiste. Mais après avoir découvert la mer comme pur motif à Montpellier, auprès d’Alfred Bruyas, il s’en empare véritablement comme sujet lors d’un séjour à Étretat en 1869 (donc après Boudin), abordant ce qu’il appelle le « paysage de mer », en choisissant, soit de ne garder que quelques éléments caractéristiques de la vie des pêcheurs, en particulier des barques, soit de se concentrer uniquement sur les éléments naturels (en éliminant ainsi toute représentation du tourisme contemporain, dans lequel il était pourtant plongé). Courbet rencontre ainsi Boudin dans la description de la mer et des ciels, aboutissant à une série de tableaux tout à fait étonnants, en particulier la fameuse série des « Vagues » de 1869, thème plusieurs fois traité avec une frontalité identique, une même suspension de la vague qui est là, à l’arrêt, avant de retomber et une ligne d’horizon qui coupe la mer du ciel. C’est là qu’on mesure la profonde originalité de Boudin par rapport aux impressionnistes. Ceux-ci, à l’exception, et on a vu dans quelles conditions, de Monet (et dans une certaine mesure de Manet), n’ont en effet jamais été de véritables peintres de marines au sens où Boudin l’entendait, et où Courbet l’a temporairement rejoint, dans une étroite union de tous les éléments, où la représentation des eaux est inséparable de celle des fameux ciels.

Gustave Courbet, Mer calme, 1869.Huile sur toile, 59,7 x 73 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo courtesy The Metropolitan Museum of Art, New York
« Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme : une collection particulière », du 9 avril au 31 août 2025 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, 75016 Paris. Tél. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr
Catalogue sous la direction de Laurent Manœuvre, coédition musée Marmottan Monet / éditions In fine, 280 p., 35 €.
À lire également : Eugène Boudin, Suivre les nuages le pinceau à la main (Correspondances 1861-1898), édition établie et présentée par Laurent Manœuvre, L’Atelier contemporain, 752 p., 30 €.
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Eugène Boudin, précurseur de l’impressionnisme
11/12. Le « père » de l’impressionnisme ?







