Eugène Boudin, précurseur de l’impressionnisme (6/12). Le défi de la marine

Eugène Boudin, Voiliers, vers 1869. Huile sur bois, 23,9 x 30,9 cm Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Caen. © RMN (musée d’Orsay) – M. Beck-Coppola
Homme de « l’humidité saline » des grèves, Boudin fut contraint, par les nécessités marchandes, à la fréquentation assidue des ports (qu’il n’aimait guère, les grands surtout) pour réaliser un type de marines mettant en scène des navires dans un cadre portuaire, genre pictural ancien qui conservait une clientèle importante.
Homme de presse, critique et, en l’occurrence, marchand, le Bruxellois Léon Gauchez incita vivement Boudin, qui peinait à trouver un public à la fin des années 1860, à produire des marines « classiques » – des vues de port notamment – mettant en exergue des bâtiments de divers tonnages dans des lieux remarquables. Au-delà de sa Normandie natale, la nécessité d’élargir son répertoire et, par conséquent, de trouver des sites portuaires maritimes ou fluviaux nouveaux, allait conduire le peintre à multiplier les voyages tant en France (côtes bretonnes, mer du Nord, Garonne, Côte d’azur) qu’à l’étranger (cours de l’Escaut, de la Meuse et, tardivement, l’Adriatique et Venise). L’entreprise possédait une dimension évidemment « mercenaire », d’autant que Boudin, artiste contemplatif, ne se plaisait pas dans l’ambiance viciée et affairée des grands ports. À propos de celui de Bordeaux, il écrit au cours de l’hiver 1875 : « Cette ville est aussi déplaisante que le Havre, sur la partie des quais, ce qui n’est pas peu dire. Il est vrai que je suis forcé peut-être à fréquenter ces endroits par économie et que je m’y résigne par nécessité. » Développant les raisons de cette aversion, il précise : « Pour mon compte j’aime peu les quais, il y a là un tohu-bohu de voitures, de colis, de barriques tout à fait comme au Havre, ou plutôt comme à Anvers ; tourbillon agréable pour ceux qui compulsent leurs bénéfices par le nombre de ballots ou de barriques qui sont affalés par les grues, mais cela n’amuse pas le rêveur qui préfère un peu de silence et de solitude, et les voix plus monotones, mais aussi plus poétiques des éléments naturels. Ces villes de commerces vous énervent : là sont la poussière, le cuir salé, le guano surtout. » Voilà qui est dit.
Les Hollandais arrivaient-ils à cette poésie du nuage que je cherche ?
Eugène Boudin, Carnet, décembre 1856
Un art prosaïque
Les grands maîtres de la représentation des sujets maritimes de l’époque, ceux qui jouissaient de commandes officielles et d’un statut, tel Théodore Gudin (1802-1880), l’un des premiers titulaires du titre de « Peintre de la Marine » (les fameux POM), tels encore Eugène Le Poittevin ou Eugène Isabey, que Boudin connaissait bien, avaient volontiers représenté l’océan déchaîné et les navires dans des circonstances « intéressantes » (combats navals, incendie à bord). Le thème grandiose de la tempête, apparu concomitamment au genre de la marine lui-même, au XVIe siècle, avait certes des arguments en sa faveur. Il mobilisait chez les spectateurs une somme d’affects (identification, effroi, compassion) qui rapprochaient ces paysages paroxystiques du genre le plus prestigieux dans la hiérarchie académique, celui de la peinture d’histoire, en plus de faire valoir les capacités de l’artiste dans le domaine du Sublime (dont l’une des manifestations était justement les forces incommensurables de la nature ramenant l’homme à sa finitude et à son insignifiance).

Eugène Boudin, Le Bassin de Deauville, vers 1886-1887. Huile sur bois, 32 x 41 cm. Le Havre, musée d’Art moderne André Malraux – MuMa. © MuMa Le Havre – F. Kleinefenn
L’impermanence du temps
Boudin adopta une position opposée qui tenait autant à sa personnalité qu’à la fatigue suscitée désormais par les effusions romantiques. Dédaignant presque toujours les éléments en furie, les avaries homicides ou les abordages sanguinaires, il mit fin à « la mer à drames et mélodrames », ainsi que l’observera avec pertinence le critique Edmond Duranty dans ses Réflexions d’un bourgeois sur le Salon (1877). Les scènes portuaires de Boudin montrent le quotidien routinier des sites plutôt que l’exception tragique. Son rapport à la temporalité est différent, mais finalement pas moins paradoxal que celui de ses collègues. Ces derniers avaient ainsi cristallisé l’apogée dramatique avec un pinceau minutieux, descriptif et un métier lisse. Boudin saisit quant à lui la « banalité » de la vie maritime tout en transcrivant la fugacité du moment avec un pinceau parfois très allusif, une facture spontanée et une touche dissociative dont il est devenu un lieu commun de dire qu’elle anticipe l’impressionnisme. Ainsi est-il un peintre de l’impermanence du temps (dans les deux acceptions du terme, météorologique et chronologique) autant que de la variabilité de l’espace marin.
L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser.
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (« Le Port »), 1869
Les attendus d’un genre
Au-delà de cet aspect bien connu, il n’est pas inutile de souligner que le peintre eut, malgré tout, à se conformer au goût de la clientèle française et étrangère de l’époque qui n’entendait nullement se satisfaire d’un pinceau évasif, sommaire, exigeant tout au contraire de la précision, de la justesse figurative, notamment en matière de navires civils ou militaires et de gréements. Boudin évoqua significativement, en 1869, ces marines « soignées » susceptibles de rivaliser avec celles des peintres belges de l’époque (et de leur ravir, qui sait, une partie de leur clientèle). L’artiste était parfaitement conscient de la difficulté inhérente à la poursuite de deux objectifs contradictoires. Finir une œuvre, c’était courir le risque de l’insipidité, de la perte du brio de l’esquisse, de l’affadissement chromatique : « Ayant essayé du fini dans l’espoir de contenter nos nouveaux clients nous avons alourdi un certain nombre de toiles », se désole-t-il en 1879. Boudin emploiera significativement le verbe salir lorsqu’il évoquera les accommodements dans ses œuvres requis par les impératifs du goût bourgeois. La nécessité de répondre à ces desiderata explique, quoi qu’il en soit, un aspect sous-estimé de ses marines : le peintre atteint un stade de minutie non négligeable en décrivant les bâtiments qui mouillent dans les ports, minutie qui entre souvent en tension avec la fluidité des cieux et de l’élément liquide. Boudin est, sous ce rapport, un chroniqueur fiable et méticuleux de la vie portuaire et de l’histoire maritime entre le Second Empire et la Troisième République. Historien du peintre, Laurent Manœuvre1 a souligné opportunément la quantité d’informations que recèlent ses vues portuaires et ses scènes du littoral. Le paquebot américain traduit ici l’importance du Havre dans le transport transatlantique ; le vapeur anglais ancré sur la Garonne témoigne de la persistance des échanges, historiques, entre Bordeaux et les îles Britanniques. Quant au brick norvégien dans le bassin de Trouville, il renvoie là au négoce qui liait alors la Basse-Normandie aux royaumes scandinaves. On aura garde d’oublier, enfin, une myriade de bateaux, des sardiniers finistériens de Camaret aux terre-neuviers, évoquant une activité côtière de pêche ou les lointaines expéditions dans les eaux glaciales du Canada.
Eugène Boudin, Anvers, vue du port depuis la Tête de Flandres, 1871. Huile sur bois, 37,5 × 60 cm. Cambridge, Harvard Art Museums, Fogg Museum. © Harvard Art Museums / Fogg Museum / Bridgeman Images
Peintre de marines malgré lui
Il y a une sorte de caractère fortuit dans ce domaine de spécialisation qui s’imposa à Boudin, même si, natif d’Honfleur, fils de marin et ayant grandi au Havre, il n’était certes pas dénué de lien avec l’univers portuaire. Apparemment inextricables, les difficultés personnelles de Jongkind, très habile dans ce domaine, lui offraient en la matière des perspectives professionnelles à la fin des années 1850. Le jeune Monet lui écrit sans détour en février 1860 : « […] le seul bon peintre de marine que nous ayons, Jongkind, est mort pour l’art ; il est complètement fou. Les artistes font une souscription pour pourvoir à ses besoins. Vous avez là une belle place à prendre. » L’insuccès de ses « scènes de plage » (voir « La figure et l’horizon : les plages »), tentative louable de renouveler le genre, conduisit ensuite Boudin à pratiquer intensivement les marines dans une veine, sinon dans un style, plus convenue, lesquelles lui vaudront in fine la reconnaissance attendue. Au cours des années 1880, des communes (en dehors du Havre) et l’État lui achetèrent plusieurs marines parmi celles qu’il exposait au Salon chaque année. La ville d’Évreux acquit ainsi Le Bassin de l’Eure au Havre (1885) ; en 1888, Une corvette russe dans le bassin de l’Eure – Le Havre (aujourd’hui au musée des Beaux-Arts d’Agen) fut acheté par l’État, en plein rapprochement diplomatico-militaire franco-russe – celui-ci allait aboutir à la grande alliance de 1892, l’année même où Boudin reçut la Légion d’honneur. Le délaissement, de fait, des sujets « ruraux » qui eurent aussi ses faveurs, le sentiment d’être désormais captif des exigences d’un marché resserré (et le caractère répétitif de l’exécution de marines par centaines…) ont néanmoins fini par irriter cette nature indépendante. En 1890, il écrit au collectionneur havrais d’origine néerlandaise Pieter van de Velde (qui a rassemblé une belle collection d’œuvres du peintre représentant des sites hollandais, en particulier) : « La marine – trop de marine m’… et l’on ne veut que ça. » Ironiquement, Boudin à sa mort sera exclusivement considéré comme un spécialiste du genre.
Eugène Boudin, La Régate au Havre, 1869. Huile sur toile, 21,5 × 38 cm. Collection particulière. © Christie’s Images / Bridgeman Images
Renouveler une tradition
Bon connaisseur des marines hollandaises du XVIIe siècle qu’il continua à aller copier au Louvre jusqu’à un âge avancé, mais aussi des « ports scénographiques » du Lorrain ou, plus exacts, de Joseph Vernet, Boudin ne pouvait manquer d’avoir le sentiment d’être un « héritier » inscrit dans une histoire picturale dense, animée par de considérables talents. S’il se montra généralement respectueux de la pratique formatrice de la copie (ce qui ne l’empêchait pas de s’émouvoir face à une falsification flagrante de la nature), il entendit pourtant éviter une trop stricte imitation, refusant de « tremper » dans ce qu’il qualifiait dédaigneusement de « honteux métier de plagiaire » (1895). La plupart des marines de Boudin peuvent être assurément ramenées à des types qui existaient déjà dans l’art hollandais du Siècle d’or et dont on trouve, sans mal, les prototypes chez Jan Porcellis, Simon de Vlieger, Jan van de Capelle et les Van de Velde, liste infinie. Se tenant en retrait des querelles d’écoles, il s’efforça d’infléchir la tradition dont il avait hérité. Cette « actualisation » réside évidemment dans la hardiesse de la facture, mais aussi dans l’introduction d’activités et de motifs modernes. Régate au Havre (1869) est ainsi un tableau hybride qui associe la « scène de plage » chic à un aspect universel des marines historiques – des navires évoluant sur la surface de la mer ; ce dernier se trouve modernisé par la mise en scène du goût pour une pratique sportive, le yachting, venue d’Angleterre et que les élites françaises se feront un devoir d’adopter (le Yacht club de France fut créé en 1867, sous l’égide de Napoléon III).
1 Petit dictionnaire autobiographique Boudin, 2014, entrée « Port ».
« Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme : une collection particulière », du 9 avril au 31 août 2025 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, 75016 Paris. Tél. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr
Catalogue sous la direction de Laurent Manœuvre, coédition musée Marmottan Monet / éditions In fine, 280 p., 35 €.
À lire également : Eugène Boudin, Suivre les nuages le pinceau à la main (Correspondances 1861-1898), édition établie et présentée par Laurent Manœuvre, L’Atelier contemporain, 752 p., 30 €.
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