Le média en ligne des Éditions Faton

Ferrières, le « château Rothschild »

Eugène Lami (1800-1890), Projet de décoration pour le grand hall du château de Ferrières (détail), vers 1860. Graphite, aquarelle et gouache sur papier vergé, 37 x 66 cm. Don Étienne de Ganay, 1891.

Eugène Lami (1800-1890), Projet de décoration pour le grand hall du château de Ferrières (détail), vers 1860. Graphite, aquarelle et gouache sur papier vergé, 37 x 66 cm. Don Étienne de Ganay, 1891. © Les Arts Décoratifs / Cyrille Bernard

Qu’il soit « le paquebot dans la forêt », pour Guy de Rothschild, qui y passa son enfance, le « château des Mille et Une Nuits » de Napoléon III qui l’inaugura en 1862 ou encore le « pudding de tous les styles », sous la plume acerbe des frères Goncourt, le château de Ferrières incarne à lui seul ce que l’on a appelé le « Goût Rothschild ». À Ferrières fut en effet inventée une manière de mettre en scène les objets, de les superposer, parfois de les détourner. Toujours plus, jamais trop, anti-minimalisme affirmé et goût du spécimen rare ont guidé l’ameublement de la demeure pendant un siècle. 

Depuis la fermeture du château en 1972 et les premières ventes des collections familiales, la « provenance Ferrières » triomphe sur le marché de l’art, gage d’audace et souvenir mythique. Chaque objet est comme un fragment d’histoire de ce château « de famille » qui vit grandir toutes les générations de Rothschild et constitua l’acte de naissance de la Haute Décoration.

Aux origines de Ferrières

Le baron James de Rothschild (1792-1868), fondateur de la banque Rothschild & Frères, acquiert en 1829 le domaine de Ferrières-en-Brie, ancienne propriété de Fouché, ministre de la Police de Napoléon Ier. La famille s’y installe chaque automne. Le baron fait construire plusieurs dépendances dans le parc mais ne décide que vingt ans plus tard, alors au faîte de sa gloire sous le Second Empire, de reconstruire entièrement l’édifice. Il confie le projet à Joseph Paxton, un architecte anglais, auteur du très avant-gardiste Crystal Palace qui accueillit l’Exposition universelle de Londres en 1851. Pour construire Ferrières, Paxton s’inspire d’un édifice qu’il vient juste d’achever, le château de Mentmore, gigantesque propriété de style jacobéen construite au nord de Londres pour Mayer Amschel de Rothschild, neveu du baron James. Ferrières reprend à son cousin anglais le principe du massif carré à plan centré, flanqué de quatre tours d’angle s’élevant bien au-dessus du corps principal et la multiplication décorative de pinacles et lanternons qui accentuent la verticalité de l’édifice. Le baron James infléchit cependant l’anglomanie de son architecte, qui modifia plusieurs fois ses plans, ajoutant ici des loggias superposées à l’italienne ou, là, un avant-corps en saillie et des colonnades héritées de la Cour Carrée du palais du Louvre.

« Toute la vie du château se concentre autour d’un hall quadrangulaire, de plus de 250 m2, installé sur deux étages et couvert d’une verrière. »

Le Hall musée : manifeste du « Goût Rothschild »

Les travaux engagés en 1853 se terminent en 1861. Deux années supplémentaires furent nécessaires pour aboutir à la décoration intérieure. Ferrières devait être un manifeste du goût et du style de vie du baron de Rothschild ainsi qu’un écrin pour ses collections. Il fallait un décorateur. James s’adressa à Eugène Lami. Peintre de la vie mondaine, Lami avait dirigé l’ameublement et le décor des résidences des princes d’Orléans, notamment pour le duc d’Aumale, à Chantilly. Dessinateur curieux et efficace, Lami livra une trentaine d’aquarelles qui témoignent de la genèse du décor de Ferrières. Qu’il s’agisse d’un projet de plafond, des détails d’une frise Renaissance ou d’un dessin de salon fixant précisément jusqu’à l’emplacement de chaque vase de Sèvres, Lami travaille en volumes et en couleurs, dans un style convoquant l’histoire, de la Renaissance à Louis XVI.

« Si les Goncourt parlent de “bibeloterie” ou de “bric-à-brac”, le grand hall ressuscite, au temps des crinolines, les Kunstkammern des princes de la Renaissance. »

Toute la vie du château se concentre autour d’un hall quadrangulaire, de plus de 250 m2, installé sur deux étages et couvert d’une verrière. Chaque côté fait l’objet d’un traitement monumental différencié. Ainsi, au sud, la tribune est supportée par quatre atlantes en bronze et bronze argenté, sculptés par Charles Cordier, inspirés de ceux qui soutiennent le tombeau du doge Pesaro dans l’église des Frari à Venise. À l’ouest, la cheminée monumentale, incrustée de marbres polychromes et surmontée d’un buste de Minerve, évoque les salons de Vénus ou de Diane au château de Versailles et le grand goût louisquatorzien. Pour habiter ce décor, Lami installe habilement des acteurs de choix : bustes de Louis XIV et du Grand Condé, fondus d’après les modèles de Coysevox et Warin sur des gaines néo-Boulle, tandis qu’en face, prend place une prodigieuse paire de Maures en marbre noir, aux costumes chatoyants de marbres colorés et dorés, objets d’une extraordinaire intensité. Cette esthétique de la couleur, des contrastes et de l’éclectisme s’illustre encore dans les grands cabinets en marqueterie de pierre dure installés dans le hall ainsi que dans les vitrines en bois noirci et cuivre poli qui présentent plus de 200 objets précieux. Majoliques italiennes d’Urbino ou Faenza, céramiques de Palissy, porcelaines de Sèvres ou de Saxe, ivoires et nautiles montés… Si les Goncourt parlent de « bibeloterie » ou de « bric-à-brac », le grand hall ressuscite, au temps des crinolines, les Kunstkammern des princes de la Renaissance.

Une galerie de portraits

Le hall est aussi une véritable pinacothèque. Les murs sont tendus d’un riche damas vert émeraude sur lequel s’alignent les chefs-d’œuvre de la collection du baron James. On trouve ainsi des tableaux de Rubens, le Portrait d’une noble Génoise de Van Dyck, que ses descendants offrirent plus tard au musée du Louvre, et plusieurs Frans Hals. La peinture anglaise triomphe avec des portraits de Gainsborough, Romney et Joshua Reynolds – le Portrait de Lady Charles Spencer notamment, vêtue de rouge, dans sa tenue d’équitation, est un joyau de la collection. La peinture française n’est pas en reste avec un magistrat de Rigaud et Mademoiselle Duclos par Largillière. Parmi cet ensemble remarquable, le visiteur pouvait également admirer l’un des tableaux les plus iconiques des collections familiales : le célèbre portrait de la baronne Betty, l’épouse de James, par Ingres, dans son opulente robe de taffetas rose, l’un des chefs-d’œuvre de l’artiste et le symbole d’une gloire mondaine désormais à son apogée.

Antoon van Dyck (1599-1641), Portrait d’une noble Génoise, 1626-1627. Huile sur toile, 239 x 170 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoon van Dyck (1599-1641), Portrait d’une noble Génoise, 1626-1627. Huile sur toile, 239 x 170 cm. Paris, musée du Louvre. © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Franck Raux

Les salons de réception : un dictionnaire des styles

Du salon blanc… 

Autour du grand hall, Eugène Lami a disposé plusieurs salons de réception, placés en enfilade et ouvrant sur la perspective du parc du château. Chacun d’eux se réclame d’un style différent. Au nord, le salon blanc est le salon Louis XVI par excellence. Dans des tons blanc et or, son décor alterne colonnes et pilastres cannelés encadrant portes et trumeaux de glace. L’ameublement imaginé par Eugène Lami n’évolua que peu pendant plus d’un siècle : bergères d’époque Transition estampillées Sulpice Brizard, garnies d’une précieuse soierie florale, fûts de colonnes accueillant des candélabres de François Rémond ou des marbres néoclassiques, porcelaines de Chine montées en candélabres, porcelaines de Sèvres formant vases de fleurs… Plus étonnant, James de Rothschild avait fait l’acquisition en 1834 de deux larges plaques de Sèvres, deux gracieuses turqueries féminines, qui avaient appartenu à Louis XVI. Pour présenter ces objets, conçus pourtant comme des tableaux, le baron fit exécuter une paire de secrétaires à abattants, d’après un modèle d’Adam Weisweiler, sur la façade desquels il fit monter les plaques… qui ne les quittèrent qu’en 1978, lorsqu’elles furent acquises par le château de Versailles.

Tenture du Triomphe de David (détail), Pays-Bas, vers 1650. Cuir peint et estampé tendu sur toile, 340 x 1690 cm. Louvre Abu Dhabi.

Tenture du Triomphe de David (détail), Pays-Bas, vers 1650. Cuir peint et estampé tendu sur toile, 340 x 1690 cm. Louvre Abu Dhabi. © Christie’s Images Ltd

… à celui des cuirs

Le salon des cuirs, d’abord appelé le salon des familles, occupe le centre de l’enfilade. Quatre monumentales colonnes en stuc bleu turquin soutiennent son plafond à compartiments néo-Henri II tandis que deux cheminées monumentales à frontons brisés accueillent les bustes de l’impératrice Eugénie, d’un côté, et de Betty de Rothschild de l’autre. Leur découpe rappelle celle du château de Villeroy, conservée au musée du Louvre, qu’Eugène Lami avait déjà réinterprétée au château de Chantilly. C’est dans cette pièce qu’étaient présentés les onze panneaux de la tenture du Triomphe de David, en cuir estampé peint et doré, créée par un artiste de l’école de Rembrandt et qui donna son nom au salon, acquis récemment par le Louvre Abu Dhabi. Guy de Rothschild (1909-2007), arrière-petit-fils du baron James, a raconté dans ses mémoires comment ces cuirs l’impressionnaient enfant et comment ils « semblaient illuminer les murs du salon de leur teinte ocre, rouge et or » (cf. L’Objet d’Art n° 604, pp. 36-49). La pièce suivante, à l’origine le salon privé du baron James, devient, à l’époque de son fils Alphonse, le salon des tapisseries. Il y fit en effet installer, dans la gracieuse boiserie de chêne à la capucine, six panneaux de tentures tissées d’après les dessins de François Boucher, les Métamorphoses et les Fêtes Italiennes. Deux d’entre elles sont encore en place aujourd’hui, ultimes vestiges du temps des Rothschild à Ferrières. Ici, l’esprit est plutôt celui des styles Louis XV et Transition. Dessus-de-porte ornés de chiens à l’arrêt de François Desportes, grand régulateur de parquet mais aussi certains des meubles les plus précieux des collections qui élurent, au fil des barons, résidence dans le salon : deux coffres sur piètement attribués à André-Charles Boulle ou encore une paire de fauteuils à la reine de Louis Delanois, d’une grande audace décorative dans la prodigalité de leur sculpture. Chaleureux, confortable, le salon accueillait aussi de nombreux canapés, les fameux « canapés rouges » de Ferrières, dont Guy de Rothschild se souvient qu’on les recouvrait de fourrures, tandis que le feu brûlait en permanence dans l’âtre de la cheminée en marbre Campan « Grand Mélange » de la pièce.

Louis Delanois (1731-1792), paire de fauteuils à la reine, vers 1770. Noyer doré, 108 x 84 x 57,2 cm. Collection particulière.

Louis Delanois (1731-1792), paire de fauteuils à la reine, vers 1770. Noyer doré, 108 x 84 x 57,2 cm. Collection particulière. © Christie’s Images Ltd

La vie confortable

Si toutes les pièces de réception étaient situées au premier étage, les chambres se situaient plutôt au second, que l’on gagnait par un monumental escalier décoré de motifs néo-Renaissance. Seuls les appartements de James et Betty étaient à l’étage de réception. L’inventaire après-décès du baron James nous renseigne sur l’ameublement de sa chambre : un grand lit indo-portugais incrusté de nacre et d’ivoire, un portrait féminin alors attribué à Léonard de Vinci ou encore des porcelaines céladon « Clair de Lune » montées en bronze doré. Un goût éclectique. Chez son épouse la baronne Betty, la chambre est entièrement tendue de soie blanche imitant les velours de Gênes. On y trouve aussi sur une console deux célèbres groupes en bronze, Mercure et La Renommée, réductions d’après les marbres de Coysevox et Girardon pour l’abreuvoir du château de Marly. La baronne disposait également d’un petit boudoir jonquille et rose tendre, dans un goût pompéien, orné de médaillons de stuc portant de petits chérubins et dont la forme et l’alcôve à glace ne sont pas sans évoquer le cabinet de la Méridienne de la reine Marie-Antoinette au château de Versailles.

« C’est dans ce cadre démesuré que furent reçus Napoléon III, Bismarck, Elizabeth Taylor et Salvador Dalí. Restauré après la Seconde Guerre mondiale, le château accueillit des fêtes somptueuses, données par ses derniers propriétaires, Guy et Marie-Hélène de Rothschild. »

Ferrières disposait également d’une trentaine d’appartements en suite, avec chambre et cabinet de toilette situés au second étage, parfois salon pour les plus importants d’entre eux. La liste des chambres laisse songeur par l’infinie variété des sujets de leurs décors : on trouve la chambre des Goya, celle des Vernet, les chambres chinoise, vénitienne, palatine, la chambre des faisans. Les membres de la famille disposaient également de leurs appartements attitrés, ainsi du baron Gustave ou de Madame Ephrussi (propriétaire de la célèbre villa de Saint-Jean-Cap-Ferrat), qui conserva jusqu’à sa mort en 1934 un appartement à Ferrières, où était accroché un tableau de Fragonard, l’un de ses artistes favoris. Toutes étaient meublées avec soin, commodes Louis XVI, tapis de Smyrne, lits à baldaquins, cheminées garnies de pendules et de vases montés.

Le Grand Hall de Ferrières, vers 1890. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Le Grand Hall de Ferrières, vers 1890. Paris, Bibliothèque nationale de France. © BnF

Une vie souterraine

Le château de Ferrières s’étendait bien au-delà des murs de l’édifice. Les réceptions étaient nombreuses, les dîners fastueux et ils impliquaient une intendance colossale. Les cuisines, gigantesques, avaient été construites à 100 mètres de l’édifice, dans un pavillon néoclassique. Un souterrain, qui existe toujours, permettait de transporter les plats jusqu’à la salle à manger principale, grâce à un petit train, monté sur rouleau à billes équipé de veilleuses chauffe-plats dans ses wagons. Une trentaine de domestiques habitaient le château en permanence mais on pouvait en loger jusqu’à 100. Certains disposaient de fonctions bien particulières : un préposé aux salades officiait pour le baron Edouard (1868-1949), petit-fils de James et Betty, tandis qu’une still-room maid était par exemple chargée de préparer des muffins pour son épouse, la baronne Léonora. Les caves bien sûr étaient très renommées. À la mort d’Alphonse, on y trouvait plus de 3 000 bouteilles dont, bien sûr, le fameux Château Lafite. Ferrières disposait aussi d’une ferme modèle avec une laiterie en marbre blanc installée par James, sur le modèle de Rambouillet, d’un chalet anglais démonté de l’Exposition universelle de 1889, d’une faisanderie, volière monumentale abritant des espèces rares, et d’une orangerie. On y construisit enfin un nouveau chalet dans les années 1970 dont l’opulent décor fut confié à François Catroux. Les moutons de Lalanne y cohabitaient avec les tentures d’Aubusson et les tableaux de maître. Le Goût Rothschild toujours.

C’est dans ce cadre démesuré de Ferrières que furent reçus Napoléon III, Bismarck comme Elizabeth Taylor et Salvador Dalí. Restauré après la Seconde Guerre mondiale, le château accueillit des fêtes somptueuses célébrant Proust ou le surréalisme, données par ses derniers propriétaires, Guy et Marie-Hélène de Rothschild. Henri Samuel succéda alors à Eugène Lami, héritier du Goût Rothschild. En 1972, le château ferma ses portes. Mais le goût Ferrières était né et aujourd’hui encore, les images du grand hall de Lami ornent les couvertures des catalogues des ventes qui s’intitulent encore non sans mélancolie « Derniers souvenirs de Ferrières » ou les « Greniers de Ferrières ».

L’escalier du château de Ferrières en 2025.

L’escalier du château de Ferrières en 2025. © O.B.