Les musées de région recèlent de nombreux trésors extra-européens. C’est ce que dévoile le musée des Beaux-Arts de Dijon, à travers une exposition révélant des merveilles méconnues venues de Chine, du Japon ou de Corée. Exhumés des réserves des musées de Dijon, Rouen ou Colmar, ces laques, porcelaines, jades, estampes et paravents ont fait l’objet d’un patient travail de recherche et de restauration. À travers ces objets et ceux et celles qui les ont collectionnés, c’est également l’histoire de deux siècles d’engouement pour l’Extrême-Orient qui est racontée. Entretien avec Catherine Tran-Bourdonneau, co-commissaire de l’exposition et responsable des collections extra-européennes des musées de Dijon.
Propos recueillis par Eva Bensard.
En quoi cette exposition est-elle novatrice ?
Plusieurs musées d’art asiatique, notamment parisiens, se sont déjà intéressés à la constitution de leurs collections : en 2018, le musée Guimet a consacré une exposition aux « Enquêtes vagabondes » d’Émile Guimet en Asie, et le musée Cernuschi fait de même actuellement, nous menant sur les traces d’Henri Cernuschi au Japon et en Chine. Ce qui est nouveau ici, c’est l’ampleur du propos. L’exposition n’est pas centrée sur l’histoire d’un seul fonds, elle donne à voir la richesse et la qualité de collections asiatiques dans des musées qui n’ont pas ce domaine de spécialité. Il s’agit pour la plupart de musées des Beaux-Arts de région, Dijon en premier lieu, mais aussi Alençon, Strasbourg ou Colmar. Le public sera sans doute étonné de découvrir aussi des pièces asiatiques issues du Louvre, du château de Versailles ou encore du Musée des Arts Décoratifs de Paris.
Tout commence en 2018, avec un projet de recherche lancé par l’Institut national d’histoire de l’art, sur les collectionneurs et marchands d’art asiatique en France entre 1700 et 1939. Pouvez-vous nous parler de ce partenariat ?
Le projet d’exposition est né d’une rencontre avec les chercheuses Pauline d’Abrigeon et Pauline Guyot (co-commissaires de l’exposition) qui conduisaient ce programme de recherches à l’INHA. Celui-ci a mis en lumière le maillage très serré des fonds d’art asiatique sur le territoire national, et la diversité des acteurs à l’origine de ces ensembles. Dans le même temps, à Dijon, nous étions engagés dans un chantier des collections, en lien avec la rénovation du musée : cette campagne d’étude permettait de réévaluer l’importance de notre fonds d’art asiatique, soit 1 200 pièces ignorées ou dévalorisées depuis leur mise en réserve systématique à la fin des années 1940. À partir de cette période, le parcours du musée s’est en effet centré sur une histoire de l’art essentiellement occidentale. Le destin de ces objets oubliés était assez emblématique de celui d’autres fonds extra-européens en région…
L’histoire des pièces asiatiques du musée des Beaux-Arts de Dijon, de leur provenance, était-elle connue ?
Non, elle était lacunaire ou en partie perdue, et il a fallu entreprendre un vrai travail de fourmi dans les archives pour la reconstituer. Prenons l’exemple de Jean-Baptiste Jehannin de Chamblanc : ce parlementaire dijonnais, détenteur d’une des plus grandes bibliothèques de la ville sous l’Ancien Régime, est une figure bien connue. Pour autant, on ne gardait pas vraiment la mémoire de sa collection d’art asiatique, dont le destin est particulièrement mouvementé après la Révolution. Quand les pièces les plus remarquables de son « cabinet chinois » entrent en 1826 au musée de Dijon, leur lien avec Chamblanc n’est pas stipulé. Une enquête dans les archives départementales nous a aidés à remonter la piste, en particulier un document exceptionnel : son livre de comptes, dans lequel figure une liste d’objets en laque. Tout cela nous a permis de réattribuer des objets rares de nos collections à ce cabinet qui réunissait des laques, des soieries, des bronzes et une centaine de « papiers chinois » (des rouleaux et albums).
Le choix de construire le parcours autour d’une série de personnalités, dijonnaises mais pas seulement, s’est-il imposé naturellement ?
En effet, je partageais avec les deux autres commissaires le souhait de rester fidèle au projet de recherche de l’INHA, et à sa base de données centrée sur les biographies de ces amateurs et collecteurs d’art asiatique. Cette approche offrait par ailleurs la possibilité d’un parcours d’exposition plus incarné, donnant chair à ce monde. Marchands, amateurs, voyageurs, scientifiques français ont été bien souvent des « passeurs ». Ils ont réuni des collections et ont eu à cœur de les étudier, de les faire connaître et de les léguer à des musées. Il était donc très tentant de leur faire jouer à nouveau ce rôle de passeurs d’objets auprès des visiteurs.
Le parcours débute au XVIIIe siècle et se poursuit jusqu’en 1930. Comment évolue le regard des Européens sur l’Asie ?
Le XVIIIe siècle est marqué par le prisme de l’exotisme, les porcelaines et les laques sont adaptées au goût et aux intérieurs européens. C’est une première forme d’appréhension de cette culture matérielle, on apprivoise et on acclimate la part d’étrangeté de ces objets. Ce goût des « chinoiseries » se démocratise et finalement s’immisce toujours davantage dans les intérieurs. Une autre évolution majeure intervient au cours du XIXe siècle, lorsque des voyageurs se confrontent au terrain. Ils cherchent à avoir une connaissance plus profonde des cultures et des sociétés asiatiques. Mais cela ne veut pas dire que leur regard est exempt d’une part d’imaginaire, ou de représentation fantasmée. En 1937, alors qu’il est encore un jeune ethnologue, André Leroi-Gourhan s’attache à montrer la permanence d’un Japon traditionnel, pourtant sur le point de disparaître avec le mouvement de modernisation que connaît l’archipel.
Aimeriez-vous que des pièces de l’exposition – comme celles du « cabinet chinois » de Jehannin de Chamblanc – trouvent une place dans le parcours des collections permanentes à Dijon ?
Bien sûr ! Pour l’instant, il n’existe que deux vitrines dédiées à l’Asie au musée. Il en faudrait bien davantage ! Avec la mise en réserve de ce fonds pourtant si riche, le musée de Dijon s’est sans doute éloigné de son projet d’origine. Beaucoup de grands musées généralistes en province sont nés avec une vocation encyclopédique. Je pense qu’il est important aujourd’hui de réinvestir le patrimoine extra-européen de ces musées, d’interroger ou de réinventer un universalisme moins ethnocentré, afin de pouvoir s’adresser à des publics toujours plus larges.
« À portée d’Asie, collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France, 1750-1930 »
Jusqu’au 22 janvier 2024 au musée des Beaux-Arts de Dijon
Place de la Sainte-Chapelle, 21000 Dijon.
Tél. 03 80 74 52 09
www.musees.dijon.fr
Catalogue, Liénart éditions, 320 p., 35 €.
Pour aller plus loin :
L’Objet d’Art hors-série thématique n° 5
À portée d’Asie
32 p., 8 €.
À commander sur : www.estampille-objetdart.com